Le bouquin « Incognito » vient d’arriver en distro

Le livre Incognito.Expériences qui défient l’identification, (120 pages) paru chez Mutines
séditions
(Paris) et Nux-Vomica (Alès) est arrivé en distro au prix de 3 euros.

On vous glisse l’intro ci-dessous de ces récits de cavales des années 70 à
2000, traduits de l’italien :

Marcher dans une merde de chien

« La clandestinité n’a rien d’extraordinaire. Cela peut arriver
à n’importe qui, c’est comme marcher dans une merde de chien. » 1

Ce livre, sorti en Italie en 2003, parle de clandestinité, ce qui n’est
peut-être pas tout à fait un hasard. La période était en effet marquée
depuis le milieu des années 90 par la multiplication d’opérations
répressives contre les anarchistes. Dans différentes villes, des dizaines
d’entre eux étaient alors sous enquête pour d’énièmes « associations
subversives », certains étaient en taule, d’autres en résidence
surveillée, et d’autres encore avaient tout simplement choisi de se mettre
au vert… Bref, ils étaient en cavale. Pourtant, la situation n’était pas
non plus comparable à celle de la fin des années 70, non pas parce que les
compagnons seraient devenus passifs, mais plutôt parce qu’en un temps de
pacification, les subversifs étaient devenus plus visibles aux yeux de
l’ennemi, et que l’Etat était désormais en mesure de mener une répression
sociale préventive sur une vaste échelle. Un autre texte italien publié la
même année dressait ainsi le sombre tableau de la situation : « Commençons
par un préliminaire. Le fait qu’aujourd’hui quiconque n’est pas prêt à
bondir au garde-à-vous finisse dans le collimateur de la répression,
signifie que la division entre les « bons » à dorloter et les « méchants »
à punir a fait son temps. Tout ça […] pourrait contribuer à balayer un
vieux lieu commun, stupide et par trop diffusé, selon lequel la répression
équivaudrait à un certificat de radicalité : « Je suis réprimé, donc je
suis ». Conviction qui porte certains à croire que plus on est réprimé et
plus on est, dans un délire d’autosatisfaction qui chaque fois touche au
sacrifice. Il est évident qu’à partir du moment où la répression s’étend à
tous les secteurs de la société, il devient ridicule de penser qu’elle
touche seulement ceux qui portent atteinte à la sûreté de l’État. Cela
signifie, contrairement à ce que pensent les chefs mafieux des différents
rackets militants, que l’augmentation de la répression ne correspond en
rien à l’accroissement de la menace révolutionnaire du mouvement ou de
l’une de ses composantes. Pour être sincère, il nous semble que le
mouvement, entendu en son sens le plus large, est en train d’atteindre un
de ses points les plus bas, d’un côté totalement occupé à conquérir les
rivages médiatiques et institutionnels et, de l’autre, à se débattre dans
une carence chronique de perspectives. » De la même façon, il nous semble
que la conclusion de ce texte garde, particulièrement aujourd’hui, toute
sa pertinence : « Combattre et se défendre contre les forces de police ne
signifie pas en soi subvertir les rapports sociaux de domination. Et dans
une période où les rapports sociaux sont particulièrement instables, c’est
là qu’il faut porter notre attention, notre critique théorique et
pratique, en évitant le plus possible d’être poussé uniquement par un
réflexe conditionné provoqué par la répression. Parce que, sinon, on finit
par abandonner le terrain fertile mais inconnu des conflits sociaux pour
rester dans celui, stérile mais connu, de l’opposion entre nous et eux,
entre compagnons et flics, dans un affrontement riche en spectateurs mais
pauvre en complices. » 2
En Italie, l’Etat n’a jamais cessé d’organiser des coups répressifs à
grand renfort de publicité, de construire des « associations terroristes »
à partir d’attaques anonymes, d’enfermer et de harceler plus généralement
tout opposant à la marche radieuse de l’ordre démocratique. Parallèlement,
la clandestinité n’a jamais cessé d’être un moyen de résistance parmi tant
d’autres.

En lisant Incognito il y a quelques années, plusieurs raisons nous ont
donné envie de le traduire ; en voici par exemple deux qui nous incitent
aujourd’hui à le ressortir de nos tiroirs poussiéreux.
La première est bien sûr l’actualité brûlante de la question de la
clandestinité. Chaque jour, ici et ailleurs, nombre d’individus sont en
effet contraints de s’éloigner de leurs liens, des lieux et des personnes
qu’ils aiment, pour échapper à la répression, ou tout simplement pour
tenter de survivre à la misère un peu plus loin. La condition de
clandestin devenant le sort d’une partie toujours plus importante de la
population, il nous semblait important de commencer à ouvrir une
discussion à propos de « cette dimension parallèle où même ce qui peut
être dit, souvent ne l’est pas ».

La seconde est que la dizaine d’expériences qui parcourent ces pages met
également à jour la volonté de sortir de l’étroite vision qui affirme que
la répression s’abattrait principalement contre ceux qui bravent
volontairement l’Etat et ses lois… ceux qui se découvriraient
soudainement une vocation d’« ennemis de l’ordre ». Comme si on avait tous
le choix entre devenir cadre ou révolté, alors que nous sommes pour la
plupart écrasés par les rapports de domination et d’exploitation. A vrai
dire, une grande partie des habitants de ce bas monde est tout simplement
privée des avantages que le capitalisme prétend offrir. Exclue des
« bénéfices », mais pas du système, puisque nécessaire à son bon
fonctionnement : dans le rôle de chair à patrons ou de chair à canons,
voire de repoussoir. La répression comme la clandestinisation sont bien
entendu un des modes de gestion de la main d’oeuvre (notamment pour faire
accepter des conditions d’exploitation toujours plus infâmes), mais aussi
un moyen d’imposer une pacification sociale par la guerre de tous contre
tous.
Les chasses à l’homme contre les migrants tunisiens et libyens débarqués à
Lampedusa suite aux révoltes du Maghreb n’en sont qu’un récent exemple.
Sans compter les rafles policières et les camps d’internement
administratif pour étrangers qui attendent ceux qui parviennent à
rejoindre l’Europe.

Dans ce livre, la clandestinité n’est pas traitée comme une étape
supérieure du parcours révolutionnaire, mais au contraire envisagée en
fonction du caractère et de la perspective de chacun des auteurs, comme
une possibilité qui se transforme aussi souvent en nécessité. Il ne s’agit
pas d’une apologie virile du geste illégal, ni de l’homme seul face à son
destin, car cela reviendrait à confondre le passage à la clandestinité
avec le choix délibéré du fin tacticien qui prétend se rendre
incontrôlable. Ce processus découle en effet d’abord d’une volonté du
pouvoir d’isoler et d’écarter des individus gênants. On pourrait même dire
que la logique de l’illégalité comme gage d’incontrôlabilité se place
directement sur le terrain de l’Etat, c’est-à-dire sur celui de la
légalité et de son opposé, car c’est en fin de compte lui et ses lois qui
déterminent la limite entre ce qui est licite et ce qui ne l’est pas. Dans
le cadre de la tension révolutionnaire, la question serait plutôt à notre
avis de réussir à développer des perspectives qui se veulent a-légales.
Enfin, si le passage à la clandestinité relève avant tout d’un choix
individuel, il reste important d’intégrer cette dimension dans son
ensemble au sein de réflexions et pratiques collectives… et certainement
pas dans un jeu biaisé de surenchère radicale, ni comme unité de mesure de
l’engagement révolutionnaire.

Les expériences qui parcourent ces récits font ainsi resurgir mille
questions : comment faire de la clandestinité (entendue comme méthode de
résistance et de survie des opprimés partout dans le monde) un moyen qui
ne se retourne pas contre nous et nous broie petit à petit ?
Si les murs qui peuvent nous enfermer et auxquels on voudrait échapper
sont ceux d’un camp ou d’une prison, comment affronter ceux, moins
palpables, de la perte de son identité ? Afin de ne pas passer des heures
sur cette notion, même si elle nous semble cruciale, nous la définirons
ici de la même manière que les différents auteurs : l’ensemble des idées,
des lieux, des relations et des affects qui nous composent. Comment
abandonner tout cela pour un laps de temps souvent incertain (mais qui
peut s’exprimer en années), sans en être détruit ?
Ou encore. Comment s’organiser face à la répression en prenant en compte
l’éventualité de se mettre au vert ? Comment continuer à se battre hors de
son contexte de lutte et sans être paralysé par sa condition de clandestin
? Comment conjuguer agitation subversive, discrétion et isolement
géographique ou social ? Etc.
Bref, comment résoudre le paradoxe de défier l’identification tout en
restant soi-même ?

Composé de récits autobiographiques qui partent de la fin des années 70
jusqu’au début des années 2000, ce petit livre recueille des situations
assez différentes où les auteurs ont dû effacer –ou du moins rendre le
plus possible méconnaissable–, leur identité. Il nous fait aussi partager
certains aspects –disons « techniques »– qui peuvent nous aider à répondre
à quelques unes des questions évoquées plus haut.
Si la clandestinité est une dimension à part entière qui possède sa propre
grille de lecture de ce qui nous entoure, ces récits sont une invitation à
regarder à travers son prisme, pour mieux l’inclure dans les pratiques de
toute lutte révolutionnaire…

Les traducteurEs

1. Les Quatre de Moabit (du Mouvement du 2 juin), Berlin, 1978
2. S’opposer à la répression : réflexe conditionné ou mouvement volontaire
?, décembre 2003, in A couteaux tirés avec l’Existant, ses défenseurs et
ses faux critiques, Typemachine & Mutines Séditions, octobre 2007, pp.
83-89

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